ILS AVAIENT 20 ANS EN 1914 – Emile MILLE d’Amiens

Né le 1er février 1893, Emile MILLE est le fils de Jean-Baptiste MILLE et de Maria CAUET.

Jean-Baptiste et Maria sont tous deux issus de familles d’hortillons installées depuis plusieurs générations dans le quartier de La Neuville, à Amiens. Situé entre la gare du Nord et la commune de Camon, au coeur des hortillonnages, ce quartier vit comme un village.

Devenu employé de chemin de fer, Jean-Baptiste réside quelques années à Longueau avec Maria. Sur le territoire de la commune cheminote, a été construit un des noeuds ferroviaires les plus importants du Nord de Paris. C’est à Longueau, commune voisine d’Amiens, qu’Emile MILLE est né. Il n’aura ni frère ni soeur.

 

Alors que ses parents déménagent pour aller s’installer une vingtaine de kilomètres au Nord, à Ribemont-sur-Ancre, Emile ne les suit pas. Il loge chez sa grand-mère Estelle, avec laquelle il partage une réelle complicité. Non loin de La Neuville, Estelle habite Rue du Pinceau, dans le quartier Saint-Acheul.

Jean-Baptise MILLE travaille comme chauffeur à la filature de laine peignée de Ribemont-sur-Ancre, grande fabrique dirigée par Monsieur HOURDEQUIN.

Après avoir brillamment suivi sa scolarité, Emile est embauché à la Compagnie du Nord du chemin de fer. A l’automne 1913, il part au service militaire. Le Conseil de Révision le déclare apte au service armé. Il est affecté à la 7e Compagnie du 2e Bataillon du 128e Régiment d’Infanterie dont la caserne est située à quelques centaines de mètres de chez lui. Emile habite maintenant dans le quartier La Neuville, comme un retour aux sources familiales.

Le 5 août 1914, le 128e RI quitte la Somme pour le département de la Meuse. La guerre vient d’être déclarée et c’est près de la frontière belge, au Sud de la Province de Luxembourg, que les régiments de la 2e Région militaire d’Amiens doivent se positionner.

Emile connaît l’épreuve du feu près de Virton, en Belgique, le 22 août. Il y voit les premiers morts. Des copains de service militaire qui tombent et ne se relèvent jamais. Puis vient l’horreur de Fontenois, le 31 août. Alors que l’Armée française bat en retraite pour rejoindre la Marne, les 2e et 3e bataillons du 128e RI subissent de terribles pertes. Emile voit de nombreux copains tués ou blessés à ses côtés sous les tirs incessants de l’artillerie allemande et des tirs de mitrailleuses dans un combat complètement déséquilibré. En début d’après-midi alors que le combat débuté à l’aube prend fin, on compte plus de 500 hommes hors combat sur les 2 000 Français présents.  Une balle a traversé sa gamelle mais Emile MILLE est vivant. C’est pour l’instant le plus important. La prochaine épreuve se situe, quelques jours plus tard, dans la Marne.

Eglise de Maurupt-le-Montois – dessin d’Emile MILLE

« Le 6 septembre 1914, nous restâmes toute la journée dans un bois. Une bataille se livrait non loin à Maurupt-le-Montois. Que de blessés l’on voyait ! Les routes en étaient pleines. Nous fûmes bientôt sous le feu de l’artillerie allemande. Nous changeâmes de place. Il tombait, des fois à 100 mètres de nous, de ces gros obus noirs. Des milliers de ces obus tombaient toujours dans notre direction. Ils faisaient des trous dans le sol de 5 mètres de diamètre et au moins 2 mètres de profondeur. L’on croyait se reposer, mais pas du tout. Le soir, les 6ème et 7ème compagnies, nous gagnâmes Pargny-sur-Saulx. L’ordre avait été donné ; nous étions en petit poste pour défendre Pargny-sur-Saulx, résister le plus longtemps possible, pour permettre au gros de se former. L’on voyait de loin le village en feu ; c’était triste.

Le capitaine nous permit d’aller dans les maisons en train de brûler, les épiceries, et l’on mangeait ce qui restait. Nous allâmes à quelques-uns dans une boulangerie ; nous trouvâmes le four chaud, les pains prêts à enfourner ; le boulanger n’avait eu que le temps de se sauver. Nous fîmes cuire du pain. La nuit se passa sans se coucher. De très bonne heure, nous allâmes, nous la 4ème section, prendre position au château. L’artillerie allemande bombardait le village. De suite, nous fîmes une longue tranchée, le long du mur du château. On se blottit toute la matinée, dans cette tranchée. Les obus démolirent la briqueterie à 20 mètres de nous. Il en tombait sur la route. Un de mes camarades fut tué, à 5 mètres de moi ; il était sentinelle au coin du mur. Mon voisin dans la tranchée eut le malheur de se lever ; il eut le visage plein de sang ; des éclats l’avaient atteint. Le spectacle était affreux ; des cris venaient de partout.

A 3 heures, l’on abandonna la tranchée, l’on recula en arrière dans un petit bois. L’ennemi avançait dans le village, du haut du talus. Nous étions tous en tirailleurs, les balles nous sifflaient aux oreilles, les obus tombaient près de nous. L’on reprit de l’avant ; notre capitaine donna l’ordre de rentrer au village. La nuit commençait à pointer. Ce n’était qu’une fusillade. Nous entrâmes dans le village, en rampant dans les fossés. Je me souviendrai toute ma vie, au coin de la rue, le capitaine debout au milieu de la rue, il nous prit un fusil, il tira, il n’eut pas le temps de tirer une seconde fois. Je le vis tomber à la renverse ; son képi vola en l’air. Il fut atteint au front et mourut sur le champ. Ce fut une grande perte pour nous. Cet homme avait le sang-froid et était très intelligent. Le capitaine de la 6ème compagnie, car l’on était que deux compagnies, prit le commandement. Il nous fit avancer. C’était une grande faute, car l’ennemi était dix fois supérieur à nous. Nous traversâmes les jardins, puis les maisons. C’était des fusillades de partout. Nous parvînmes, tout en rampant, à gagner la haie du chemin de fer. L’on fit des trous et l’on se mit en tirailleur le long des rails. Que de blessés parmi mes camarades, restés sur place !

Le lieutenant nous donna l’ordre de gagner la gare. Que de mal pour y arriver ! L’on ne voyait pas sur qui l’on tirait. L’on arriva à la gare. Il fallait tenir jusqu’au bout. Le lieutenant mit des lignes de tirailleurs, sur la route en avant de la gare. Puis, nous, la 4ème section, nous fûmes désignés pour faire la patrouille d’une petite ruelle et revenir par l’église. On n’avait pas fait cinquante pas dans la petite ruelle, qu’à bout portant les balles tombaient sur nous. Elles venaient du petit mur longeant la ruelle. Il fallut nous replier sur la gare. En arrivant, l’on resta quelques instants dans la gare, puis nous fûmes placés en tirailleurs sur le quai et à travers les rails de chemin de fer. Ce n’était qu’une fusillade de tous côtés. Des milliers de balles nous sifflaient aux oreilles et frappaient sur les rails. Nous tirions sur le passage à niveau. Non loin, l’ennemi traversait la ligne. Les mitrailleuses allemandes nous tiraient de derrière. C’était affreux, triste à voir. La gare était rouge de sang. Sitôt qu’un de nous se levait des rails, il tombait pour ne plus se relever. La cervelle d’un de mes camarades jaillit sur le quai. Je devins pâle. Le cœur me manqua de voir tant de sang. Le quai était jonché de cadavres. Je réussis, ainsi que quelques-uns de mes camarades, à ramper et gagner la gare. Là, on nous mit en sentinelle aux fenêtres.

Gare de Pargny-sur-Saulx – dessin d’Emile MILLE

Quelle triste nuit ce fut ! C’était horrible. Nous étions entourés de tous côtés, et point de renfort. Le peu du 72ème régiment d’infanterie de ligne qu’il y avait s’était replié la veille. L’artillerie allemande nous avait repérés et tirait dans notre direction. Le capitaine et le lieutenant nous dirent de tenir le plus longtemps possible, pour protéger leur retraite. Je ne sais s’ils y parvinrent. Nous tirions toujours. L’ennemi était à 20 mètres de nous, de l’autre côté de la route, au mur qu’il y avait là, près des jardins. Le jour commençait à pointer. Nous résistâmes encore longtemps. La gare était méconnaissable, tellement elle était détériorée. Le guichet était percé de balles ; c’était triste. Le sol était recouvert de blessés demandant du secours, de tous côtés. Mais, tout à coup, nous vîmes des officiers allemands demandant de cesser le feu, annonçant que nous étions prisonniers. Déjà, des nôtres avaient été pris près du jardin. C’était fini, nous avions accompli notre devoir jusqu’au bout. Nous fûmes faits prisonniers. Il était 9 heures du matin, le 8 septembre 1914. »

Les prisonniers sont emmenés, sous bonne garde, jusqu’à Paliseul, en Belgique, au Nord de Bouillon, pour être ensuite transférés en train vers les camps de prisonniers en Allemagne. Emile MILLE est interné à Hammelburg.

Pendant sa captivité, Emile écrit beaucoup. Il écrit un journal relatant le début de sa guerre ainsi que ses conditions de détention. Dessinateur assez doué, il couche sur le papier, de mémoire, les lieux où il est passé avant d’arriver au camp, puis d’une façon très précise, reproduit les bâtiments de son univers carcéral. Il écrit aussi beaucoup à ses parents, ainsi qu’à Suzanne, sa fiancée.

Emile MILLE note tout avec précision. Il comptabilise les colis reçus et liste le contenu de chacun. Le premier colis contient un chandail, deux chemises, deux serviettes, deux mouchoirs de poche, un caleçon, deux paires de chaussettes, un bonnet de coton, une ceinture de flanelle, un cache-nez, une livre et demi de chocolat, une boîte de macarons d’Amiens, un miroir et une savonnette. Dans le troisième colis reçu, il trouve une boite de pastilles menthol cocaïne. En juillet 1917, il reçoit un colis accompagné d’une lettre officielle « Mon cher concitoyen, Les Amiénois, sur l’initiative du Conseil Municipal unis dans une même pensée de souvenir le 23 et 24 juin, vous envoient leur cordial salut. Grace à la générosité de toutes les familles, vous recevrez par un colis spécial la preuve de nos sentiments dévoués. L’Oeuvre des Prisonniers Civils et Militaires de la Somme est très heureuse de vous l’adresser avec ses meilleurs voeux « . Ce courrier, signé du président Laurent, indique également le contenu du colis: « une livre chocolat, un saumon, riz, sel, un pois, un thon, un pâté, un bouillon, tabac, papier, savon, trousse, mouchoir« . Les 23 et 24 juin 1917, des concerts avaient été donnés par la Garde Républicaine à Amiens et la vente des insignes avait permis l’envoi de colis aux prisonniers.

Emile MILLE passe toute la durée de la guerre en captivité, retrouvant plusieurs copains de la Somme, du 128e et d’autres régiments picards.

Des prisonniers de guerre originaires d’Amiens au camp de Hammelburg – Emile MILLE, assis sur le banc, le plus à droite.

Rapatrié en janvier 1919, Emile MILLE se marie à Amiens, en juin de la même année, avec Suzanne PAYEN.

Emile a rapporté avec lui le journal qu’il a écrit pendant sa captivité en Allemagne.

En 1927, à Amiens, est né Guy Emile Louis au foyer des MILLE. Emile et Suzanne n’auront pas d’autre enfant. Emile devient contremaître chez Matifas, usine de construction métallique située Route de Rouen, puis il devient ferronnier d’art, fabriquant portes et autres objets en fer forgé. Pendant ses loisirs, Emile aimait jouer au football, comme il le faisait déjà avant guerre.

Equipe de football amateur à Amiens – Emile MILLE est le 2e en partant de la droite

Mais la condition physique n’était plus la même qu’avant cette satanée guerre. Sa santé était devenue fragile, les conditions de détention en Allemagne n’y étant certainement pas étrangères. Il souffrait de problèmes cardiaques.

Guy, trop jeune pour être mobilisé en 1939, a été appelé pour effectuer son service militaire en 1947. Une autre guerre venait de débuter. Guy MILLE a été envoyé combattre contre les Viêt Minh en Indochine. Guy en est revenu vivant mais profondément traumatisé comme avait pu l’être son père.

Emile MILLE est mort à Amiens le 22 avril 1949, à l’âge de 55 ans.

Lionel JOLY et Xavier BECQUET

Merci à Kevin MILLE, arrière-petit-fils d’Emile MILLE pour l’autorisation d’utiliser le journal et pour les photos qu’il nous a transmises.

« De la Somme à Bellefontaine – 22 août 1914 » – recherche collaborative 1891, 1892, 1893 – Département Somme.  André MELET a réalisé la collecte de données pour les communes d’Abbeville et d’Amiens.

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