7 octobre 1911. Sur le quai de la gare d’Amiens, au cœur de la foule, ils se reconnaissent tout de suite. Désiré FOURNIER, Gaston CAPRON et Alfred DUCELLIER attendent le train pour Beauvais.

Des dizaines de jeunes hommes de leur âge attendent également sur ce quai de la gare, l’arrivée du même train. Venus des quatre coins de la Somme, ils ont tous reçu un ordre d’incorporation pour le 51e Régiment d’Infanterie. Ce soir ils dormiront entre les murs de la caserne Watrin à Beauvais dans l’Oise.
Désiré FOURNIER, Gaston CAPRON et Alfred DUCELLIER sont nés en 1890 à Doullens, chef-lieu d’arrondissement de la Somme, qui compte alors plus de 4 500 habitants. La commune est d’une taille importante mais il n’empêche que les garçons du même âge se connaissent et fréquentent les mêmes lieux.

Désiré FOURNIER résidait Rue Menchon dans le centre-ville de Doullens, avant que la mort de ses deux parents ne change le cours de sa vie. Son frère cadet Louis, et sa sœur Louise, sont alors confiés à l’Assistance publique. Désiré quitte Doullens pour aller vivre Rue du Plan, à Camon, près d’Amiens.
Gaston CAPRON lui, est orphelin de mère. Il vit avec son père et son frère cadet, Marcel, né en 1892. Enfin, Alfred DUCELLIER est fils unique.
A Doullens, Gaston CAPRON vit dans le quartier de Milly, sur la rive droite de la Grouches et Alfred DUCELLIER dans le hameau de Haute-Visée.

Le père de Désiré FOURNIER était ouvrier-tanneur. Le père de Gaston CAPRON travaille à la Compagnie française des Phosphates à Beauval, commune voisine de Doullens. Auparavant, il fabriquait des cercles en bois pour les tonneaux et barriques. Il était cerclier. Quant au père d’Alfred DUCELLIER, il est fermier.
Désiré exerce le métier de jardinier, Gaston est ouvrier-papetier et Alfred est cultivateur, comme son père.

Dans l’enfance, les trois garçons n’étaient pas les « meilleurs amis du monde » et la vie les a éloignés les uns des autres, pourtant aujourd’hui ils sont heureux, sur le quai de la gare d’Amiens de savoir qu’ils vont partager la vie de caserne avec des copains de leur commune.

730 jours plus tard, Désiré, Gaston et Alfred sont libérés du service militaire. La parenthèse se referme. Les trois jeunes hommes se séparent en espérant se revoir dans 2 ou 3 ans à l’occasion d’une période d’instruction militaire. Gaston et Alfred trouveront certainement l’occasion de se croiser dans Doullens, mais il n’est pas évident qu’ils puissent revoir Désiré. Mais qui sait ! Le département n’est pas si grand que ça !

1er août 1914, l’ordre de Mobilisation générale est décrété. Désiré FOURNIER et Gaston CAPRON doivent rejoindre la caserne Watrin. Ils ont reçu leur convocation pour le 51e RI, le régiment où ils ont effectué leur service militaire. Alfred DUCELLIER part pour Abbeville. Il est incorporé au 17e Régiment d’Artillerie. Le 5 août, le 51e RI et le 17e RA rejoignent les autres unités du 2e Corps d’Armée d’Amiens dans le secteur de Stenay, au Nord de Verdun, à quelques kilomètres seulement de la frontière belge.
Le 22 août, les hommes du 51e combattent en Belgique. Ils subissent des pertes importantes à Villers-la-Loue, près de Virton.
A partir du 25 août, obéissant à l’ordre de retraite du général Joffre, le 51e RI traverse le département des Ardennes du Nord au Sud avant de se diriger vers le secteur de Vitry-le-François, au Sud de la Marne. Pendant la Retraite, le 51e perd plus de 350 hommes. Le 5 septembre, Joffre donne l’ordre à toutes les unités de cesser leur marche. Le 51e RI est arrivé au Sud-Ouest de Pargny-sur-Saulx, dans le secteur de Blesme et de Scrupt.
Les combats sont particulièrement meurtriers pour tous les régiments picards. L’ordre donné était de mourir jusqu’au dernier plutôt que de céder un pouce de terrain. Les Allemands ne passent pas. Sur les 3 000 hommes du 51e RI, entre le 6 et le 10 septembre, 600 sont tués, blessés ou capturés par l’ennemi.
Désiré FOURNIER est mort. Les orphelins Louis et Louise ont perdu leur frère aîné. Gaston CAPRON a perdu son ami, tombé à quelques centaines de mètres de lui.

Le traumatisme est violent. Mais puisque Gaston n’est pas blessé, il doit poursuivre le combat. Sur d’autres champs de bataille. En Argonne et en Meuse. Le 13 avril 1915, dans le secteur des Eparges, Gaston CAPRON est blessé au bras par éclat d’obus.
Alfred DUCELLIER apprend rapidement la mort de son copain. Le 17e RA et le 51e RI évoluent dans le même secteur. Beaucoup de gars du 51e RI sont déjà tombés mais la disparition de Désiré prend une autre dimension pour lui. Son copain Désiré…
Le 6 octobre 1915, Gaston CAPRON, de retour de convalescence, est muté au 19e Régiment de Chasseurs à Cheval.

Le 27 mai 1918, il est capturé par les Allemands près de Braye-les-Laonnois. Prisonnier en Allemagne dans les camps de Lamsdorf et Neuhammer, Gaston n’est rapatrié que le 17 janvier 1919. Il a sauvé sa peau. Pourtant la joie n’est pas au rendez-vous : son unique frère Marcel, de deux ans son cadet, ne reviendra pas à la maison. Il a été tué en octobre 1915 au Ravin de la Goutte près de Tahure dans la Marne.
Alfred DUCELLIER sera également blessé.
Le 6 juin 1917, à Dormans dans la Marne, touché à la cuisse droite, il est évacué pour plusieurs mois d’hospitalisation.
Gaston et Alfred, les deux Doullennais du 51e RI, ont survécu à la guerre. Gaston CAPRON est démobilisé définitivement le 26 juillet 1919. Il devient ouvrier agricole. Alfred DUCELLIER, démobilisé le 5 août 1919, peut reprendre son activité de cultivateur dans la ferme familiale à Haute-Visée, Route de Frévent.

Chez les FOURNIER et chez les CAPRON, il y avait deux garçons. L’un des deux frères a été tué à la guerre.
Louis FOURNIER, le frère cadet de Désiré, est né 1901. Il n’avait que 13 ans quand la guerre a été déclarée. Louis, orphelin de père et de mère, avait été confié à l’Assistance Publique. Comme c’était la règle, les jeunes orphelins étaient placés chez des fermiers ou chez des artisans pour y travailler, moyennant le gîte et le couvert. Désiré, ne sachant ni lire ni écrire, fut tout naturellement destiné à un emploi de valet de ferme. Louis FOURNIER a vécu chez Monsieur Pierre HECQUET de BEAUFORT. Il travaillait dans la ferme du château de Beauvoir à Hocquincourt, près d’Hallencourt dans le Vimeu.

Louis n’a jamais effectué le service militaire. Le Conseil de Révision d’Hallencourt l’a jugé inapte pour « faiblesse irrémédiable ». Louis a continué à travailler dans les fermes. Il s’est marié avec Marie FEUILLOY de Fresnes-Tilloloy. Louis et Marie se sont installés à Pont-Rémy près d’Abbeville. Ils n’ont jamais eu d’enfant. Louis était employé comme ouvrier à l’usine de textile SAINT.

En 1940, l’exemption de Louis pour « faiblesse irrémédiable » a été confirmée. Il n’est jamais allé combattre. En 1957, devenu veuf de Marie, Louis s’est remarié. Jusqu’à la fin de sa vie il a vécu à Pont-Rémy. Louis FOURNIER est décédé le 15 mars 1968 à l’âge de 66 ans. Il n’est jamais revenu à Doullens.

Gaston CAPRON est resté à Doullens. Il a vécu toute son existence dans le quartier de Milly. Gaston a épousé Georgette GAUDUIN avec laquelle il a pu fonder une belle famille. Le premier enfant était un garçon prénommé, tout naturellement, Marcel, en souvenir de l’oncle disparu à la guerre. Georges, Jean, Mauricette, Maurice et Suzette sont venus compléter la fratrie. Gaston n’a jamais cherché à avoir sa propre ferme. Il est resté ouvrier agricole. Ses enfants ont préféré travailler dans les usines doullennaises.

De l’extérieur, tout pouvait presque sembler normal dans les vies simples de Louis FOURNIER et de Gaston CAPRON. Mais qu’en était-il vraiment ? Nul ne l’a jamais su.
Si nombreuses et différentes ont été les victimes de la guerre…

Désiré FOURNIER, le grand frère de Louis, n’a jamais dépassé l’âge de 24 ans. Marcel CAPRON, le frère cadet de Gaston, a 23 ans pour toujours.
Leurs noms sont inscrits sur le monument aux morts de Doullens.
Lionel JOLY et Xavier BECQUET
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