Né le 26 janvier 1863, Sosthène RABOUILLE a vu passer tous les enfants du village de Fresnoy-au-Val sur les bancs de sa classe unique, pendant sa longue carrière d’instituteur public.
Fils d’un cultivateur de Nampty, dans le canton de Conty au Sud d’Amiens, Napoléon Sosthène Frédéric RABOUILLE est devenu instituteur. Après avoir poursuivi des études supérieures à l’Ecole Normale d’Amiens et effectué plusieurs stages dans des villages de la Somme, il a obtenu une nomination en tant qu’instituteur titulaire dans le village de Fresnoy-au-Val au début des années 1890. Sosthène y a fait toute sa carrière d’instituteur public.

Dans sa classe unique mixte, Sosthène RABOUILLE a vu passer deux générations d’enfants de Fresnoy-au-Val, garçons et filles.
A l’époque où Sosthène prend son poste, la petite commune compte à peine 300 habitants. En 60 ans, elle en a perdu plus de 250. Les familles de peigneurs à laine à domicile ont quitté le village pour rejoindre les villes abritant de grandes fabriques de textile. L’activité du village est maintenant essentiellement agricole. Il y a au moins 25 fermes à Fresnoy-au-Val dont seulement 3 ou 4 emploient du personnel permanent. Les journaliers agricoles sont nombreux dans le village. On trouve aussi un charron, un maréchal-ferrant, un berger. Les 80 hectares de bois du territoire communal occupent plusieurs bûcherons. Des maçons, peintres en bâtiment et menuisiers sont également présents dans la commune. Les principaux marchés où les producteurs peuvent écouler leurs produits se situent à Quevauvillers, à Poix, à Amiens et au chef-lieu de canton, Molliens-Vidame. A Fresnoy, il y a une épicière, un boulanger et trois cafetiers dont deux d’entre-eux sont aussi charcutiers et épiciers.

Sosthène RABOUILLE a épousé Julia HEDRICOURT, la fille d’un instituteur de Quevauvillers. Ils se sont installés dans le logement de fonction de l’école communale, Place de la Ville. En juin 1895 est née Yvonne, leur seul enfant.
A raison de moins de dix naissances par année et un taux de mortalité infantile proche des 30%, la classe unique de Sosthène RABOUILLE suffit pour accueillir toute la jeunesse du village pendant les 6 ou 7 années d’école obligatoire. Sosthène assure également chaque année un cours pour les adultes du village.

Le 1er août 1914, le tocsin de la petite église Saint-Jean-Baptiste résonne dans la petite vallée où sont installées la plupart des maisons du villages. L’ordre de Mobilisation générale vient d’être décrété. Les hommes âgés de moins de 40 ans doivent se préparer. Le 2 août, une délégation d’habitants du village les accompagne jusqu’à la gare de Namps où le train de la ligne Rouen-Amiens les emmènera vers les casernes d’affectation. Sosthène RABOUILLE est présent. Plusieurs de ses anciens élèves sont mobilisés et contrairement à ce qu’on peut lire dans les journaux, l’heure n’est vraiment pas à l’enthousiasme. La guerre fait peur et surtout elle risque de perturber les moissons. Si la guerre dure plusieurs semaines, qui va couper le blé mur ?
Sosthène RABOUILLE voit ses anciens élèves Gaston BRIDEL, Joseph BACHIMONT et Victor DESCAMPS monter dans le train. Les bras s’agitent à leur départ. Les larmes coulent.

D’autres jeunes du village comme Alain DESFOSSES, René BARBÉ et Maurice LECLERCQ ne peuvent pas embrasser leurs proches comme le font leurs aînés sur le quai de la gare. Ils sont déjà sous les drapeaux. Ils effectuent leur service militaire.
Le 1er septembre 1914, la guerre n’est pas finie. Loin de là ! Même si dans les villages français, l’ampleur des pertes du premier mois de guerre est inconnue, la peur commence à s’installer dans les familles des mobilisés. Trois nouvelles familles du village connaissent l’angoisse du départ. Les jeunes hommes de la classe 1914 sont convoqués. Gaston DELBOULLE, le fils du maire ainsi que Robert GODARD et Jules PRÉ de la Rue Mothe quittent le village pour remplir leur devoir patriotique.

La vie s’organise alors différemment. Les femmes, les vieillards, les enfants, toute la population se rassemble pour tenter de continuer à exploiter les terres et élever le bétail. Quand les hommes reviendront, il faut qu’ils puissent retrouver leur village tel qu’ils l’ont laissé…
Mais la guerre s’éternise. Les jeunes de la Classe 1915 sont convoqués en décembre 1914, puis ceux des classes 1916 et 1917 partent dans le courant de l’année 1915. Le 16 avril 1917, ce sont les jeunes hommes nés en 1898 qui sont mobilisés. Certains comme Lucien PRÉ, le frère de Jules parti en septembre 1914, n’ont même pas 19 ans.
A chacun des départs, c’est la désolation dans le petit village de Fresnoy-au-Val. L’instituteur est triste de voir partir ces jeunes hommes qui devraient avoir la vie devant eux. Sosthène continue à assurer l’enseignement pour les filles et les garçons du village mais il ne peut s’empêcher de songer aux visages de ceux qui sont sur les champs de bataille. Ceux qui occupaient les sièges de sa classe quelques années plus tôt et à qui il a appris les valeurs de la République, les valeurs de liberté et de fraternité…

Le 11 novembre 1918, la signature de l’Armistice ne change rien à la vie du village. Les hommes ne rentrent pas encore et plusieurs familles restent sans nouvelle.
Parmi les élèves de Sosthène, les deux premiers à revenir sont Gaston BRIDEL et Maurice LECLERCQ. Capturés par les Allemands, ils ont vécu plusieurs mois dans les camps d’internement en Allemagne. Rapatriés en décembre 1918, ils bénéficient d’une permission de 30 jours à leur retour. Ils peuvent revoir leurs proches avant de partir à nouveau pour quelques mois sous les drapeaux.
Au printemps 1919, les hommes du village commencent à être démobilisés. Ils peuvent enfin penser à leur avenir. Mais parmi ceux qui rentrent, aucun ne revient indemne. Joseph BACHIMONT a été évacué plusieurs fois pour maladie et blessure. Gaston DELBOULLE gardera toujours les traces d’une blessure à la fesse gauche. Alain DESFOSSES a vu la mort de près à deux reprises. Blessé par éclat d’obus à la lèvre et la joue droite en novembre 1915, un éclat d’obus lui a touché le crâne pendant la Bataille de la Somme, en juillet 1916. Il est trépané. Si Victor DESCAMPS n’est pas atteint physiquement, il l’est moralement. Affecté au service auxiliaire en raison d’un problème de santé aux poumons, il a vécu toute la guerre dans les services d’infirmiers. Il a vu mourir tant d’hommes. Il a assisté à tant de souffrances !
Même estropiés ou traumatisés, leur retour est une joie pour les familles.
Mais tous ne reviennent. Il en manque à l’appel des anciens élèves de Sosthène RABOUILLE.
René BARBÉ a été tué le novembre 1915. Robert GODARD est mort dans l’Aisne en septembre 1918. Les deux frères PRÉ, Jules et Lucien, ont perdu la vie, en juin 1918, à quelques jours d’intervalle. Jules avait 23 ans et Lucien, 20 ans seulement.

Après la guerre, l’instituteur a continué à enseigner dans le village. Le monument portant le nom des hommes « morts pour la France » a été érigé à quelques mètres de l’école.
Ayant fait valoir ses droits à retraite, Sosthène RABOUILLE a quitté le village au début des années 1930. Un jeune instituteur amiénois l’a remplacé.
Xavier BECQUET et Lionel JOLY

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