Vers une fin de guerre ?

Le président de la République a évoqué la notion de « guerre » contre le COVID19 pour justifier les premières mesures de confinement. Si le terme de guerre est brutal, les comparaisons entre des éléments liés à la lutte contre la pandémie actuelle et certaines situations de « guerres » sont nombreuses. Pour nous qui cherchons à toujours mieux connaître le contexte qu’ont connu les hommes et les femmes de nos territoires au début du XXe siècle, nous sommes troublés de découvrir de nombreuses similitudes entre nos 2 époques, tout particulièrement pour ceux qui sont « à l’arrière du front ». Alors que le déconfinement progressif s’annonce pour les semaines ou les mois prochains, pourra-t-on également faire le lien entre la sortie d’une telle crise sanitaire mondiale et ce que fut « l’après » Première Guerre mondiale ? Car, n’oublions pas que la guerre n’a pas pris fin le 11 novembre 1918 dans le wagon de l’Armistice. Loin de là.

N’oublions pas la terrible pandémie de grippe espagnole qui a tué, en 1918 et 1919, certainement près de 50 millions d’individus. N’oublions pas non plus que la guerre s’est poursuivie sur de nombreux territoires, en Europe de l’Est et en Asie notamment, jusqu’en 1923. N’oublions pas que la reconstruction de nos villages dévastés de la Somme s’est achevée de nombreuses années après la signature de l’Armistice. Et aussi, que la plupart de ceux qui avaient connu « le front » ne sont pas rentrés chez eux avant le printemps ou l’été 1919… Le lendemain de la fin de la guerre, ce n’est pas encore tout à fait la paix ! Restons prudents !

Pour faire le lien entre « l’après » crise sanitaire et la fin de la Première Guerre mondiale, l’éclairage de Stéphane Audoin-Rouzeau, président du Centre international de recherche sur la Grande Guerre, de Péronne, est particulièrement précieux.

Voici quelques extraits de son entretien avec un journaliste de Mediapart (publié le 12 avril 2020 sur mediapart.fr)  

Quel regard porte l’historien de la Grande Guerre que vous êtes sur la situation présente ?

Stéphane Audoin-Rouzeau : J’ai le sentiment de me trouver plongé, soudainement et concrètement, dans mes objets d’étude ; de vivre, sur un mode évidemment très mineur, quelque chose de ce qu’a été la Grande Guerre – pour les civils naturellement, pas pour les combattants –, cette référence si présente aujourd’hui. La phrase la plus frappante d’Emmanuel Macron, lors de son second discours à Mulhouse, a été celle qui a été la moins relevée : « Ils ont des droits sur nous », pour parler des soignants. C’est le verbatim d’une phrase de Clemenceau pour parler des combattants français à la sortie de la guerre. Ce référent 14-18 est pour moi fascinant. Comme historien, je ne peux pas approuver cette rhétorique parce que pour qu’il y ait guerre, il faut qu’il y ait combat et morts violentes, à moins de diluer totalement la notion. Mais ce qui me frappe comme historien de la guerre, c’est qu’on est en effet dans un temps de guerre. D’habitude, on ne fait guère attention au temps, alors que c’est une variable extrêmement importante de nos expériences sociales. Le week-end d’avant le confinement, avec la perception croissante de la gravité de la situation, le temps s’est comme épaissi et on ne s’est plus focalisé que sur un seul sujet, qui a balayé tous les autres. De même, entre le 31 juillet et le 1er août 1914, le temps a changé. Ce qui était inconcevable la veille est devenu possible le lendemain (…).

Le propre du temps de guerre est aussi que ce temps devient infini. On ne sait pas quand cela va se terminer. On espère simplement – c’est vrai aujourd’hui comme pendant la Grande Guerre ou l’Occupation – que ce sera fini « bientôt ». Pour Noël 1914, après l’offensive de printemps de 1917, etc. C’est par une addition de courts termes qu’on entre en fait dans le long terme de la guerre. Si on nous avait dit, au début du confinement, que ce serait pour deux mois ou davantage, cela n’aurait pas été accepté de la même façon. Mais on nous a dit, comme pour la guerre, que c’était seulement un mauvais moment à passer. Pour la Grande Guerre, il me paraît évident que si l’on avait annoncé dès le départ aux acteurs sociaux que cela durerait quatre ans et demi et qu’il y aurait 1,4 million de morts, ils n’auraient pas agi de la même façon. Après la contraction du temps initiale, on est entré dans ce temps indéfini qui nous a fait passer dans une temporalité « autre », sans savoir quand elle trouvera son terme (…)

À mes yeux, nos sociétés subissent aujourd’hui un choc anthropologique de tout premier ordre. Elles ont tout fait pour bannir la mort de leurs horizons d’attente, elles se fondaient de manière croissante sur la puissance du numérique et les promesses de l’intelligence artificielle. Mais nous sommes rappelés à notre animalité fondamentale, au « socle biologique de notre humanité » comme l’appelait l’anthropologue Françoise Héritier. Nous restons des homo sapiens appartenant au monde animal, attaquables par des maladies contre lesquelles les moyens de lutte demeurent rustiques en regard de notre puissance technologique supposée : rester chez soi, sans médicament, sans vaccin… Est-ce très différent de ce qui se passait à Marseille pendant la peste de 1720 ? (…)

De quoi dépendra que l’après soit plus difficile ou porteur d’espoir ?

(…) Pendant la Première Guerre mondiale en France, on n’imaginait pas vraiment le monde de l’après-guerre. Il fallait gagner, refermer la parenthèse, et puis « l’Allemagne paierait ». Pendant la Seconde Guerre mondiale, les choses ont été différentes puisque la construction de la société d’après-guerre a commencé bien avant que les combats ne se terminent.

Cette fois, on a le plus grand mal à penser « l’après », même si on s’y essaie, parce qu’on sait qu’on ne sera pas débarrassés de ce type de pandémie, même une fois la vague passée. On redoutera la suivante (…).

Peut-on déterminer la durée d’une sortie de crise ou d’une sortie de guerre ?

Il ne me semble pas. La notion d’après-guerre suggérait une date déterminant un avant et un après : l’armistice du 11 novembre par exemple ou le traité de Versailles de juin 1919. Mais la notion de « sortie de guerre », plus riche, suggère en réalité un glissement. À la limite, on peut ne jamais sortir complètement d’un événement guerrier… Certaines en sortent, d’autres pas. On peut faire l’hypothèse que les sociétés française et britannique, par exemple, ne sont jamais sorties complètement de la mort de masse du premier conflit mondial. La notion de sortie de guerre suggère une direction, pas un segment chronologique avec un début et une fin. N’en sera-t-il pas de même pour une « sortie de pandémie » dont on ne peut connaître ni les effets ni la durée ?

Lire l’intégralité de l’article de MEDIAPART – 12 avril 2020

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