Né le 3 mai 1893, Gustave SOUFFLET est le fils d’Henri SOUFFLET et de Marie CARPEZAT.
Henri et Marie sont originaires du village de Martinpuich, commune du Pas-de-Calais limitrophe de la Somme, située à dix kilomètres au nord d’Albert.

Ils se marient en octobre 1888 dans leur village de Martinpuich qu’ils quittent aussitôt pour la grande ville d’Albert. Ils résident rue de la Prée dans le quartier du Marais où naît leur premier enfant, une fille prénommée Irma.
La petite famille déménage ensuite vers le quartier de la gare d’Albert. Charles, le premier garçon, naît en décembre 1890 rue de la Petite Vitesse.

Henri SOUFFLET, le père de famille, est mouleur à la Fonderie DUPUIS de la rue Boulan, derrière la Basilique Notre-Dame-de-Brebière.

Nouveau déménagement ! Les SOUFFLET restent dans le quartier de la gare et s’installent dans un logement un peu plus grand. C’est dans la rue Morel que naît Gustave en 1893 puis Germaine en 1895. Après neuf ans de vie albertine, la famille trouve enfin la maison qui lui convient. En 1898, Henri, Marie et leurs quatre enfants emménagent rue de Moreuil. Quatre enfants supplémentaires y naîtront : Marguerite, Henri, Marcel et André.

Dès qu’ils ont terminé leur scolarité, la voie professionnelle est toute tracée pour les aînés de la grande fratrie. A Albert, ville fortement industrialisée, le besoin de main d’œuvre est constant. Charles et Gustave SOUFFLET se font embaucher dans l’usine GUILLEMIN. Charles et tourneur et Gustave, ajusteur. Cette société industrielle fondée par Henri GUILLEMIN est spécialisée dans la fabrication de machines-outils comme raboteuses, étaux-limeurs, tours parallèles et mortaiseuses.

Les conditions de travail sont rudes et Charles se blesse gravement à la main droite. En raison de cette mutilation, le Conseil de Révision d’Albert réuni en 1911, ajourne sa décision d’envoyer le jeune homme au service militaire. L’année suivante, jugé inapte au service armé, l’Armée estime qu’il peut néanmoins effectuer ses deux années obligatoires de service actif dans un service auxiliaire du régiment. Le 10 octobre 1912, il prend le train en gare d’Albert en direction d’Amiens. Charles SOUFFLET est affecté au 72e Régiment d’Infanterie.

Son frère Gustave, affecté dans le même régiment, le rejoint douze mois plus tard pour effectuer son service militaire.
En ce jour d’octobre 1913, quand Gustave franchit le portail de la caserne Friant, les deux frères sont loin de s’imaginer que dix mois plus tard une guerre va les séparer.

Le 5 août 1914, deux jours après la déclaration de guerre, les hommes du 72e RI prennent le train en gare d’Amiens en direction de la frontière belge, au nord du département de la Meuse. Tous ne sont pas du voyage. Charles SOUFFLET reste au dépôt du régiment. Il n’a pas été formé au combat. Quelques semaines plus tard, le dépôt étant transféré à Morlaix, Charles quitte la Somme pour rejoindre la Bretagne, bien loin du front et de son frère…
Le 5 août, après neuf heures de transport, Gustave arrive en gare de Dun-sur-Meuse. De là, tous les déplacements s’effectueront uniquement à pied en ce mois d’août caniculaire.
Avant son départ d’Amiens, Gustave a eu la bonne surprise de voir arriver son copain Désiré à la caserne Friant. Né en 1889, Désiré QUIGNON a été rappelé par l’ordre de mobilisation générale. Il a rejoint le régiment où il avait terminé son service militaire deux ans plus tôt, c’est-à-dire le 72e RI. Gustave et Désiré travaillaient tous deux dans l’usine GUILLEMIN. Désiré est mécanicien. La famille QUIGNON réside rue de l’Abreuvoir à Albert. Contrairement à Gustave, Désiré est déjà marié. Il a épousé Eugénie DELAMOTTE, une jeune divorcée mère d’une petite fille, Henriette.

Camarades d’usine, Gustave et Désiré sont affectés dans la même unité, la 11e compagnie du 2e bataillon. Ils ne vont plus se quitter et si la guerre est courte comme le prédisent les journalistes, ils pourront devenir les meilleurs amis du monde quand ils seront de retour à Albert. Ils auront tant de souvenirs à raconter… En attendant, ils partagent leur quotidien de soldat et, dès que les combats débuteront, ils savent qu’ils partageront les mêmes champs de bataille.

La grande offensive du 22 août 1914 en Belgique est un échec cuisant pour l’armée française. Des dizaines de milliers de Français sont hors de combat. On estime le nombre de morts à plus de 25 000 pour la seule journée du samedi 22. Le 72e RI est relativement privilégié. Placé en arrière garde, il compte peu de pertes. Les hommes du 72e se savent chanceux. Ils n’ignorent pas que d’autres régiments de la région militaire d’Amiens ont été fortement impactés. Le 120e RI de Péronne est décimé.

La retraite vers le sud s’accompagne de plusieurs combats meurtriers. Le 27 août, dans le secteur de Cesse dans le nord du département de la Meuse, plusieurs dizaines de copains du 72e sont tués ou blessés.
Gustave SOUFFLET et Désiré QUIGNON ont survécu à l’épreuve du feu. La peur au ventre, ils savent que d’autres combats les attendent. D’autres combats meurtriers…

Le 4 septembre 1914, le général Joffre, commandant en chef des armées françaises, donne l’ordre d’arrêter la retraite ordonnée après l’échec de la Bataille des Frontières et de se préparer à combattre les Allemands pour les repousser vers le nord. Les régiments du 2e Corps d’Armée de la région militaire d’Amiens atteignent le sud de la Marne à l’est de Vitry-le-François. Positionnés près des principaux cours d’eau, dans le secteur de Pargny-sur-Saulx, ils doivent empêcher l’ennemi de les franchir.
Le canal de la Marne au Rhin et les rivières de la Saulx et de l’Ornain doivent permettre de bloquer l’avancée des troupes allemandes. Les hommes du 72e sont répartis sur les territoires de Pargny, d’Etrepy et de Le Buisson. C’est à Le Buisson, petit village de 150 habitants installé sur la rive gauche de la Saulx, que la 11e compagnie du 72e RI prend position.

Les combats du 6 septembre sont particulièrement meurtriers. Les deux copains albertins n’iront pas plus loin. Ils sont tués le même jour à quelques dizaines de mètres l’un de l’autre. La Bataille de la Marne vient à peine de débuter. En cinq jours seulement, plus de 1 700 hommes de la région militaire d’Amiens meurent dans le secteur situé entre Vitry-le-François et Sermaize-les-Bains.
Désiré avait 25 ans et Gustave en avait 21.
Quand Charles SOUFFLET est enfin jugé apte au combat par la commission de Morlaix, le 22 octobre 1914, son frère est mort depuis plus d’un mois. Il ne le reverra jamais.
Après deux mois d’instruction militaire, Charles est envoyé au front. Le 5 décembre 1914, il rejoint les rangs du 72e RI chargé de mener le combat de tranchées dans le Bois de la Gruerie, près de Vienne-le-Château en Argonne. A son arrivée, il cherche désespérément quelqu’un qui pourrait lui raconter les derniers instants de son frère. Mais hélas, rares sont les survivants des premières semaines de guerre. Depuis la mi-septembre, en raison de conditions météorologiques particulièrement difficiles, la fièvre typhoïde et la tuberculose ont tué presque autant que les balles et les obus.

Charles SOUFFLET est évacué pour maladie le 16 janvier 1915. Après une hospitalisation à l’arrière de front pendant quatre mois, Charles est envoyé au dépôt de Morlaix. Le 15 juillet, l’état-major de la région militaire de Nantes prend la décision de le détacher aux établissements DELAUNAY-BELLEVILLE à Saint-Denis. Cette ancienne usine de chaudronnerie a évolué vers la construction automobile. Pendant la guerre, l’usine participe activement à l’effort de guerre avec la fabrication de chars, de moteurs d’avion et de fusils Berthier.

A partir de février 1916, Charles SOUFFLET est détaché dans d’autres usines : la Société de Mèches Américaines rue Victor Hugo à La Courneuve, la Société Echange électrique de véhicules d’Issy-les-Moulineaux, la Société lyonnaise de mécanique à Paris puis l’usine SALMSON à Billancourt qui a quitté la fabrication des véhicules de tourisme pour construire des biplans 2A2, avions particulièrement adaptés aux missions militaires de reconnaissance.

Le 9 avril 1918, Charles SOUFFLET est considéré comme « déserteur d’usine à incarcérer » puis quelques jours plus tard, refusant de rejoindre le dépôt du régiment, il est déclaré à nouveau déserteur. Quelles en sont les raisons ? Ne supporte t’il plus de passer son temps à fabriquer des engins de morts ? L’amour trouvé auprès de Marie Anne BOURIGUEN, jeune parisienne qu’il a épousée en décembre 1916, est-il plus fort que tout ?
Même s’il se présente volontairement au dépôt du régiment deux jours plus tard, la sanction est inévitable. Considéré comme coupable de « désertion à l’intérieur en temps de guerre », il est condamné à trois ans de Travaux Publics. Mais la guerre n’est pas finie et la dernière offensive française pour chasser l’occupant du territoire français doit se poursuivre. Malgré le renfort de troupes américaines, tous les hommes en état de combattre doivent être mobilisés sur les champs de bataille. Charles SOUFFLET est envoyé au 23e Régiment d’Infanterie Colonial le 23 juillet 1918.
Le 23e RIC doit participer à la reprise de la ville de Reims. Les Coloniaux sont positionnés début septembre dans le secteur Puisieux-Sillery, au sud est de Reims, dans lequel est compris le Fort de la Pompelle. Les patrouilles circulent dans la vaste zone marécageuse de la rive nord de la Vesle. Les bombardements sont incessants.

Par de pénibles combats à la grenade qui se poursuivent sans interruption pendant plusieurs jours fin septembre, les Français parviennent à reprendre de nombreux ouvrages fortifiés à l’ennemi. Le 6 octobre, l’objectif est atteint. Les survivants du 23e RIC occupent les caves Pommery à Reims, le village de Cormontreuil et le faubourg de la Haubette. Mais Charles SOUFFLET ne savoure pas cette victoire. Blessé gravement le 1er octobre, il est transporté vers l’hôpital auxiliaire 3B de Paris. Le diagnostic est sans appel : l’amputation de la jambe gauche est inévitable !

La guerre a violemment frappé la famille SOUFFLET. Charles, l’aîné des garçons, est estropié et Gustave, le second, a été tué au combat. Quant au troisième, Henri, trop jeune pour être mobilisé, il est mort en juin 1917 à l’âge de 16 ans, à Fouilloy près de Corbie, où ses parents s’étaient réfugiés.

Comme plus de la moitié de ceux qui y habitaient avant la guerre, les parents SOUFFLET, Henri et Marie, ne sont pas revenus vivre à Albert. La ville avait été en grande partie détruite. Charles SOUFFLET, mutilé d’une main et amputé d’une jambe n’a jamais pu reprendre une activité professionnelle. Il a vécu dans la rue de Moreuil avec son épouse, Marie BOURRIGUEN. Il a hébergé son jeune frère André pendant plusieurs années.
Marcel SOUFFLET, le 4e des garçons, résidait dans la même rue avec son épouse, Lucie GRISELLE. Marcel et André ont travaillé comme ajusteur et tourneur dans l’usine GUILLEMIN où travaillaient leurs frères aînés avant la guerre. Mais la situation avait bien changé. L’usine totalement détruite n’a été reconstruite qu’en 1925. Elle était devenue la Société des Ateliers GUILLEMIN, SERGOT et PEGARD.

Marcel et André n’avaient que 10 ans et 6 ans quand la Grande Guerre a débuté. Le front à proximité de chez eux, ils ont vécu la peur au ventre puis ils ont vécu l’exil des réfugiés de guerre. A leur retour à Albert, ils ont trouvé une ville en ruines. Et surtout, ils avaient été touchés au plus profond de leur chair. Deux de leurs trois frères aînés, Gustave et Henri manquaient à l’appel et le troisième, Charles, était revenu lourdement handicapé.
Marcel et André SOUFFLET n’ont jamais « fait » la guerre. Trop jeunes pour être soldats, ne sont-ils pourtant pas aussi des victimes de guerre ?
Danièle REMY, Lionel JOLY et Xavier BECQUET
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