Né le 16 mars 1892, Bernard DELEPINE est le fils de Valentin DELEPINE et de Julienne ANQUIER.
Valentin est originaire de Notre-Dame-d’Aliermont et Julienne de Gouchaupré, deux communes du canton d’Envermeu, en Seine-Inférieure, distantes d’à peine dix kilomètres l’une de l’autre.

Le mariage est inévitable. Même si Valentin n’a que 19 ans, la situation exige que les amoureux soient officiellement unis. Le jeune homme encore mineur obtient le consentement de sa mère, Sophie MOBERT, mais ce n’est pas suffisant. Le père du jeune homme étant décédé en avril 1871, c’est son tuteur, Narcisse BLOQUEL, charpentier comme l’était le père de Valentin, qui doit également donner son consentement. Le mariage est prononcé le 18 juin 1879 à la mairie de Notre-Dame-d’Aliermont. Moins de 6 mois plus tard, naît Angèle, premier enfant du couple.
Suivent Valentin en 1880, Fernand en 1886, Paul en 1888, Raoul en 1890, Bernard en 1892 et Madeleine, la benjamine, en 1896. Les 5 garçons et les 2 filles vivent avec leurs parents dans la ferme des grands-parents maternels, Timothée ANQUIER et Dorothée MERCIER. La ferme est située dans la Grande-Rue à Notre-Dame-d’Aliermont. Valentin n’a pas choisi le métier de son père disparu. Il n’est pas charpentier. Il est fermier.

Notre-Dame-d’Aliermont est un petit village du Pays du Talou d’environ 400 habitants au début du XXe siècle. Il est situé près d’Envermeu, à l’intérieur des terres, à une vingtaine de kilomètres de Dieppe et à une trentaine de kilomètres du Tréport. Le Talou est le nom que portait l’ancien comté médiéval qui s’étendait le long des côtes de la Manche, de Dieppe au Tréport et pénétrait dans les terres jusqu’à Neufchâtel-en-Bray.
Dans le village de Notre-Dame-d’Aliermont, l’activité est presque essentiellement agricole. On y compte au moins 46 fermes en 1900. Les exploitations sont souvent très petites, avant tout destinées à nourrir les propres familles des fermiers.

Les enfants de la famille DELEPINE ne sont pas toujours très assidus pour assister aux cours de Jules HUBAUT, l’instituteur public. Les travaux des champs sont souvent prioritaires… au détriment des études.

A la fin de la scolarité obligatoire, les garçons savent qu’ils ne pourront tous rester dans la ferme. Valentin, l’aîné des garçons, devient couvreur. Fernand travaille chez Eugène BLOQUEL, le maréchal-ferrant du village. Paul est ouvrier en horlogerie chez DUVERDREY-BLOQUEL à Saint-Nicolas-d’Aliermont et Raoul est charron. Comme tous ses frères s’orientent vers une autre activité, Bernard, le benjamin des garçons, semble devoir rester fermier.

A 20 ans, Bernard DELEPINE est convoqué devant le Conseil de Révision à Envermeu, chef-lieu de canton. Quand Valentin, le plus âgé des garçons, a effectué son service militaire en 1901, la durée du service actif était d’une année. Bernard sait qu’il va partir loin de chez lui pour servir son pays pendant deux années. La loi de 1905 a profondément modifié les règles. Aucun adulte, sauf grave problème de santé, n’échappe au service militaire de 2 ans.
Le 10 octobre 1913, Bernard DELEPINE arrive à Verdun où est caserné le 19e Bataillon de Chasseurs à Pied.

Dix mois plus tard, l’Allemagne déclare la guerre à la France. Les jeunes hommes du 19e BCP ne reviennent pas embrasser leurs familles. Ils sont envoyés dans les heures qui suivent la déclaration de guerre à une quarantaine de kilomètres de Verdun, près de la frontière avec l’ancien département de la Moselle devenu territoire allemand. En effet, à la suite du traité de Francfort signé le 10 mai 1871, le nouvel empire allemand a pris possession de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine, constituée essentiellement de la Moselle.
L’objectif des hommes du 19e BCP est de mener des missions de reconnaissance au plus près de la frontière, dans le secteur de Mars-la-Tour.

Le 14 août, un bataillon ennemi avec quatre mitrailleuses franchit la frontière et s’avance pour réquisitionner le village de Chambley. Les hommes du 19e BCP se portent à la rencontre des Allemands. Le combat est court et violent. L’ennemi surpris se retire sur la gare et cherche refuge dans un train. Les Français mènent l’assaut. On se bat à la baïonnette dans les wagons. Les Allemands s’enfuient laissant de nombreux morts et blessés. Côté français, les pertes sont plus faibles. Cependant, pour Bernard DELEPINE, tous ces morts ne représentent pas que des chiffres. Ces morts ne sont pas des inconnus. Loin de là.

Ainsi, André DAS et Prosper DEPAUX sont morts. André et Prosper ont débuté leur service militaire au 19e BCP le même jour que Bernard. Dans la caserne Radet à Verdun, les Normands n’étaient pas si nombreux. Ils étaient quelques dizaines seulement, originaires de Seine-Inférieure. Quelques jours ont suffi pour qu’ils se connaissent tous.

Comme Bernard DELEPINE, André DAS et Prosper DEPAUX étaient tous deux cultivateurs avant le service militaire. André vivait à Houppeville, près de Rouen et Prosper à Bradiancourt au sud de Neufchâtel-en-Bray. Les sujets de conversation ne manquaient pas entre eux. En dix mois de service militaire, ils avaient appris à s’apprécier. C’est pourquoi, le 14 août 1914, Bernard perd deux copains. La guerre vient à peine de commencer…
Le 19 août, les rescapés du 19e BCP se portent vers le nord. Le 21 août, ils buttent sur deux bataillons allemands fortement retranchés, armés de mitrailleuses et protégés par le canon. Après une lutte acharnée, l’ennemi est repoussé. Mais la victoire a un goût amer. Les pertes s’élèvent à plus de 300 hommes. Le régiment qui comptait près de 1 200 hommes à la déclaration de guerre est reconstitué le 26 août avec l’arrivée d’un important renfort de 700 hommes venus d’Epernay.

Le 30 août, le 19e BCP est transféré dans le sud du département de l’Aisne. Il participe aux combats de la Bataille de la Marne dans les marais de Saint-Gond du 6 au 10 septembre. Mis en difficulté, les Chasseurs ne doivent leur salut qu’au départ des troupes allemandes dans la nuit du 9 au 10 septembre. Les morts et les blessés se comptent encore par centaines. Les rescapés du 19e BCP qui effectuaient leur service militaire avant la déclaration de guerre ne sont plus guère nombreux. Survivants ou miraculés, ils sont avant tout profondément traumatisés.
Lancés à la poursuite des Allemands, les hommes du 19e BCP sont au sud de Reims et cantonnent à Champfleury le 23 septembre.
Le 24, l’ordre est donné de lancer l’offensive au sud du Fort de la Pompelle, vers la Ferme d’Alger occupée par les Allemands. Le village de Sillery constitue également un objectif. La ferme est atteinte le 25 au soir mais les combats se poursuivent encore plusieurs jours. L’artillerie allemande provoque d’importants dégâts. Les pièces les plus lourdes sont idéalement positionnées sur les hauteurs de Nogent-l’Abesse. Le 19e BCP perd presque tous ses officiers.

Bernard DELEPINE est gravement blessé. Il est transféré dans l’Orne pour y être soigné. Le séjour à l’hôpital est long et quand Bernard rejoint son régiment neuf mois plus tard, il n’est pas guéri. Les éclats d’obus ont provoqué des dégâts irréversibles : « section de la langue, blessure des lèvres, perforation du palais et perte de 26 dents… ». Bernard ne repart pas au front, mais pour autant il n’est pas réformé. Malgré son lourd handicap, Bernard DELEPINE est classé au service auxiliaire du régiment. Il reste éloigné des siens pendant plusieurs années. Bernard n’est démobilisé définitivement que le 5 avril 1919.

Les quatre frères de Bernard ont été mobilisés pendant la guerre. Romain CHAPELAIN, le mari d’Angèle, l’aînée de la fratrie et Paul BLOQUEL, le fiancé de Madeleine, la benjamine, ont également été mobilisés. L’attente et l’angoisse ont régné dans la petite ferme familiale de Notre-Dame-d’Aliermont durant les 52 mois de guerre.
Les cinq garçons de la famille et les deux beaux-fils ont survécu. Les sept jeunes hommes ont pu vieillir, mais la guerre leur a laissé des traces particulièrement douloureuses.

Bernard a connu la terrible condition de gueule cassée pour le reste de sa vie.
Paul a souffert jusqu’à sa mort d’une fracture du pubis mal consolidée. Le 13 juillet 1915, il a subi une « violente contusion de la région lombaire avec irradiation de l’aine droite » provoquant une « impotence partielle des deux membres inférieurs ». Il n’a pas été blessé au combat mais lors d’une activité de terrassier comme les hommes mobilisés au front en ont eu tellement à remplir. Il a été pris sous un bloc de terre qui s’est détaché pendant la construction d’une casemate. Hospitalisé pendant une année complète, il a été jugé inapte au combat et détaché aux établissements DUVERDREY-et-BLOQUEL à Saint-Nicolas-d’Aliermont.
Il est d’autres blessures que celles du corps. Valentin, l’aîné des garçons DELEPINE, a été capturé le 15 février 1915 à Cauroy-les-Hermonville près de Reims. En captivité dans les centres d’internement de Meschede et Merseburg, il n’a été rapatrié que le 22 janvier 1919 c’est à dire près de quatre ans après la fin de sa guerre ! Quand il est rentré, tant de copains du secteur manquaient à l’appel…

Après la guerre, les membres de la famille DELEPINE ont tenté de poursuivre leurs vies, le plus « normalement » possible.
A l’exception de Raoul, le 4e des garçons, qui a vécu au Maroc, pays où il avait effectué son service militaire et où il est retourné après la guerre, les membres de la fratrie ont poursuivi leurs vies en Seine-Inférieure et plus précisément dans leur cher Pays du Talou.

En octobre 1920, Bernard a épousé Marthe, une jeune fille originaire de Douvrend, village voisin de Notre-Dame-d’Aliermont. Ils ont vécu dans la ferme familiale des grands-parents Valentin et de Julienne pendant quelques années. Marceau, leur premier enfant, y est né. Puis ils ont déménagé pour s’occuper d’une ferme à Sainte-Agathe-d’Aliermont. Leurs deux derniers fils, Gilbert, né en 1924 et Claude, en 1930 ont vu le jour dans ce petit village agricole de 200 habitants situé près de Londinières.

Après la Seconde Guerre mondiale, Gilbert, le second fils de Bernard, a épousé Geneviève PREVOST, fille de la cafetière de Londinières. Leurs pères ont assisté au mariage. Tous deux avaient pourtant été mobilisés pendant la Grande Guerre mais Bernard DELEPINE et Aimé PREVOST étaient encore vivants en ce jour de février 1949 quand Gilbert épousa Geneviève avant de quitter leur région du Talou pour s’installer à Mers-les-Bains. Bernard était un estropié de guerre alors qu’Aimé n’avait subi aucune blessure. Il n’avait même pas combattu puisqu’en tant qu’employé des chemins de fer à Londinières au moment de la déclaration de guerre, l’Armée française l’avait mobilisé sur son emploi. Stratégiquement, le transport des hommes, des vivres et des munitions vers les champs de bataille était presque aussi important que les combats eux-même. Aimé n’avait pas choisi de ne pas combattre. Bernard n’avait pas choisi de connaître l’horreur des tranchées de la Marne. Ni Bernard, ni Aimé n’avaient choisi leur affectation. Le bureau de recrutement militaire avait seul décidé de leur sort…

Aimé PREVOST s’est éteint en 1967 à l’âge de 87 ans.
Le 2 octobre 1975, cinq ans après le décès de son épouse, Bernard DELEPINE meurt dans sa maison à Sainte-Agathe-d’Aliermont. Il avait 83 ans.

Son nom n’est inscrit sur aucun monument aux morts et pourtant qui oserait dire que Bernard DELEPINE n’est pas une victime de la Grande Guerre. Bernard avait 22 ans quand les éclats d’obus lui ont irrémédiablement déchiré le visage et la bouche.
Xavier BECQUET
Merci à Michel DELEPINE, petit-fils de Bernard DELEPINE, pour les renseignements fournis sur sa famille et pour le soutien fidèle qu’il apporte à notre association depuis sa création.
Merci pour cet émouvant article. Je vous souhaite également une très bonne fin d’année ainsi qu’à tous vos lecteurs.
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