ILS AVAIENT 20 ANS EN 1914 – le poète-charron de Nibas

Né le 14 mars 1882 à Nibas, Marius TOURON est le fils de Pierre TOURON et de Marie PAUCHET.

L’arrière-grand-père paternel, François TOURON était tisserand à Bourseville. Le grand-père, Cyprien TOURON était cultivateur dans le hameau d’Offeux à Saint-Blimont. Quant à Pierre TOURON, le père de Marius, il est charron dans la Grande-Rue, dans le quartier du Bout de la Ville à Nibas. Les origines vimeusiennes du petit Marius sont donc fortement enracinées dans ce territoire de l’arrière-pays maritime situé autour de Friville-Escarbotin, à quelques kilomètres de la côte picarde.

La mère de Marius, Marie PAUCHET, est originaire de Noyelles-sur-Mer, commune d’entrée de la Baie de Somme située près de Saint-Valery, à une quinzaine de kilomètres de Nibas . Orpheline de père depuis l’âge de 4 ans, Marie a passé sa jeunesse avec sa mère. Cette dernière tient un débit de tabac dans la rue du Moulin à Noyelles.

Pierre TOURON et Marie PAUCHET se marient le 14 juin 1881 et s’installent à Nibas.  Marius naît neuf mois plus tard et restera le seul enfant du couple.

Marius, qui aide son père dès qu’il le peut, ne néglige pas pour autant ses études. Il finit sa scolarité à l’école publique du village en sachant parfaitement lire et écrire… le français. A la maison comme dans les rues du village, c’est pourtant la langue picarde qui est utilisée. Mais une fois entré dans la salle de classe, l’enfant du Vimeu doit s’exprimer exclusivement en français. L’école de la République l’impose !

Comme son père, Marius TOURON devient charron.

Marius aime beaucoup le territoire où il vit, entre Nibas et Saint-Blimont. Le jeune homme commence à écrire quelques textes pour raconter des histoires de gens ordinaires, des anecdotes, des blagues. Mais il n’est pas question d’écrire en français. Marius écrit dans la langue de ses aïeux, c’est-à-dire en picard.

Fragile des poumons, le jeune Marius TOURON échappe au service militaire. Convoqué à ses vingt ans devant le Conseil de Révision à Ault, chef-lieu de canton, Marius est déclaré provisoirement inapte au service militaire. Un an plus tard, la décision est confirmée. Il est finalement exempté pour « bronchite spécifique ».

Marius peut poursuivre son activité de charron. Marius est un poète-charron. Amoureux de la langue picarde, il aime écrire des textes en picard à une époque où l’Etat français impose de bannir tous les patois et les langues régionales.

Marius TOURON

Marius décide d’écrire une lettre au Ministre pour exprimer son mécontentement.

« Mossieu l’Ministre

Cha s’roit-i jamoès vrai, Môssieur l’Ministre ? I péroit que d’vant qui fuche longtemps chés poysans comme nous n’éront pus l’droèt d’perleu in patois. I foroit qu’tout l’monde s’appreinche à jergonneu comme tous chès merdeux d’Parigots qui vienn’tent l’été foèr leuz imbarros dins no poéys. I piaillent dins nos cours comme des moigneux d’sus un mont d’crottin, pis i n’saitent seulemeint point r’connoètre un canard avec un codin ou bien un vieu aveuc un beudet.

Voloèr no foère perleu comme chés Parrigots, ch’est voloèr no foère mettre des gants d’pieu couleur bren d’cot pour alleu à l’querrue, ou bien des soulieux vernis pour piétineu dins chés bouzos. O n’volons mi d’ô.

Du reste, o savons r’merqué déjo qu’nos éfants, quant’i r’vienn’tent éd peinsion dins chés villes, i saitent edviseu comme des avocats, mais, à keuse ed o, i s’croitent des qchots pachas ; i n’veulent pus alleu dins noz zétabe à vaques, peur ed salir leus belles keuchures, ni toucheu à éne botte ed fin peur ed’ mettre des cardons dins leus doégts.

Croyèmes, Môssieur l’Ministre, des bieux perleux o n’avons déjà d’trop in France. Ch’qui feut surtout, ch’est des gâs qui n’euch’tent point l’langue si bien peindue mais qui n’erchignent point d’sus ch’l’ouvrage. Ch’est des bros qui manqu’tent, tonnerre des os ! Ch’est point d’ol langue... » ( proposition de traduction à la fin de l’article)

S’il aime écrire en picard, Marius est également très à l’aise pour manier la langue française. Il écrit des articles pour plusieurs revues locales et s’adonne volontiers à la poésie. Ainsi, il se plaît à rendre hommage à Jacques BOUCHER DE PERTHES, le célèbre abbevillois qu’il est possible de considérer comme un des fondateurs de la science préhistorique.

« Quand l’antique déluge en inondant la terre

Ravagea notre globe au remous de ses eaux,

Dans la convulsion de l’effrayant chaos,

Les flots sous leur limon engloutirent une ère ;

Ces secrets de jadis, un travailleur austère

A voulu les tirer de l’éternel repos,

Des haches de silex et quelques fragments d’os

Par lui firent revivre un passé de mystère.

Abbeville ! ô cité chère au cœur des Picards,

Onze siècles d’honneur dominent tes remparts !

Cénacle de science et berceau de la gloire.

Le sang de tes enfants cimente ton histoire,

Ainsi tu vas pouvoir joindre dorénavant

Au culte d’un héros, le culte d’un savant ! »

Mais Marius ne vit pas de sa prose. Il continue à exercer son métier de charron avec l’aide de son père. Dans la Grande-Rue du Bout de la Ville à Nibas, les voisins des TOURON sont les CAUDRON. Etienne CAUDRON est cultivateur. Marius TOURON tombe amoureux de la fille des voisins, Charlotte CAUDRON. Marius épouse Charlotte le 29 août 1906. Les deux jeunes époux ne s’éloignent pas de leurs familles. Ils construisent leur vie dans la Grande-Rue, entre les TOURON et les CAUDRON.

Trois enfants naissent au foyer de Marius et de Charlotte TOURON, Robert en 1907, Pierre en 1908 et Suzanne en 1910.

L’ordre de mobilisation générale est décrété le 1er août 1914. La guerre est imminente et l’Armée française souhaite disposer de tous les hommes aptes au combat. Tous ceux de moins de 45 ans ayant effectué leur service militaire sont convoqués.

Les hommes adultes les plus jeunes partent dès le lendemain.

Adolphe CAUDRON, le beau-frère de Marius, est mobilisé. Né en 1886, Adolphe, dont la ferme est mitoyenne de la maison des TOURON, est le frère de Charlotte, l’épouse de Marius. Il rejoint la caserne du 102e Régiment d’Artillerie Lourde à Laon dans l’Aisne.

Emile TOURON, le cousin germain de Marius, doit lui aussi prendre la direction de la gare. Emile, né en 1885, est le fils de l’oncle Zéphirin. Il est cultivateur dans la commune voisine de Saint-Blimont. Il est affecté au 2e Escadron du Train des équipages d’Amiens.

Quelques jours plus tard, c’est au tour de Joseph LAVERNOT, un copain du village, de s’en aller. Il prend le train en gare de Feuquières. Marius et Joseph se connaissent depuis toujours. Nés tous deux en 1882, ils ont vécu toute leur jeunesse ensemble. Joseph LAVERNOT est cultivateur dans la rue où habite Marius. Joseph n’a pas été exempté. Il a passé trois années dans la caserne du 106e Régiment d’Infanterie à Chalons-sur-Marne entre novembre 1903 et septembre 1906. Considéré opérationnel, il est mobilisable dès le 14 août 1914. Il rejoint le 128e Régiment d’Infanterie d’Abbeville.

Pour Marius TOURON l’attente commence.

Le 15 décembre 1914, la commission médicale du Conseil de révision de la Somme l’examine et le reconnaît « propre au service armé ».

La visite d’Ernest GABARD (monumerique.aquitaine.fr)

Marius TOURON est convoqué le 18 février 1915 au 128e Régiment d’Infanterie. Il doit se rendre au dépôt du régiment, transféré d’Abbeville à Landerneau en Bretagne peu de temps après la déclaration de guerre. Marius reçoit une formation militaire théorique et pratique qui prend fin début mai 1915. Le 4 mai, il est envoyé au front. Le moral est au plus bas. Marius a perdu son père, décédé quelques jours plus tôt, à Nibas le 5 avril. Marius et son père avaient partagé tellement de bons moments ensemble, le père et le fils charrons…

Le 128e est positionné au sud de Verdun, dans le secteur des Eparges. Dans ce 128e régiment qui était majoritairement composé de jeunes appelés de la Somme, Marius n’y connaît presque personne. Le 128e a été décimé dans les premières semaines de la guerre et des mobilisés venus de toute la France ont remplacé les Picards. Il pensait retrouver son copain Joseph LAVERNOT, mais ce dernier a été évacué le 28 février pour pieds gelés.

Marius TOURON, le charron-poète de Nibas, découvre l’enfer des tranchées.

Le 24 juin 1915, il est déclaré disparu dans le secteur des Eparges près de la Tranchée de Calonne. Il avait 33 ans.

Les larmes vont longtemps couler chez les TOURON. Marius est disparu en mai 1915 et Pierre, son père, est mort lui aussi dans la même période. La famille TOURON est détruite. Charlotte et sa belle-mère, Marie, se soutiennent et assurent l’éducation des trois jeunes orphelins. La douleur est d’autant plus forte que la mort du poète-charron ne peut être confirmée. Seule sa disparition est certaine. N’existe-t-il pas un infime espoir de le voir retrouver les siens ?

Deux ans après le retour des derniers prisonniers des camps d’internement d’Allemagne, la justice statue enfin sur le cas de Marius TOURON. Le 30 avril 1921, le Tribunal d’Abbeville reconnaît officiellement le décès du pauvre Marius tombé près de six ans plus tôt et dont le corps repose toujours dans la terre de Meuse. Robert, Pierre et Suzanne sont alors reconnus « pupilles de la nation ». Charlotte est veuve de guerre et Marie a perdu son unique enfant.

Extrait de la transcription du décès de Marius Touron suite à la décision du Tribunal d’Abbeville en date du 30 avril 1921

Ayant terminé sa scolarité dans l’école du village, Robert, le fils aîné, quitte alors Nibas pour suivre des études supérieures et entrer au Séminaire à Amiens. Il sera ordonné prêtre en 1933. Suzanne, la seule fille de la fratrie, née sourde et muette, n’aura pas d’enfant. Pierre, le deuxième garçon, reprend l’exploitation de la ferme et se marie en 1933 avec Marcelle CREUSET. Ils auront deux garçons, dont un seul hélas survivra. Ce fils survivant sera tout naturellement prénommé Marius, en souvenir du grand-père disparu pendant la Grande Guerre.

Trente ans après avoir perdu son mari et son fils unique, Marie PAUCHET veuve TOURON, la mère de Marius, s’éteindra à Nibas le 22 août 1945.

Si tous les hommes de la génération du charron-poète n’ont pas été tués, aucun n’est revenu vraiment indemne.

Après son évacuation du front en février 1915, Joseph LAVERNOT n’est jamais retourné combattre. Malgré une année d’hospitalisation et de convalescence et le diagnostic d’un handicap semblant irréversible, il n’est pas rentré chez lui. Il a été réformé temporairement à plusieurs reprises. Il n’est revenu à Nibas qu’au début de l’année 1918, avec l’éventualité d’être à nouveau examiné par une commission médicale. Mais le mal était définitivement présent et il lui était impossible de marcher correctement. « Pied bot gauche, varus talus avec léger enroulement, diminution des mouvements des orteils, amyotrophie de la jambe » notaient les médecins. Plus rien n’a été comme avant. Avec l’aide de son épouse Isabelle, il a toutefois réussi à exploiter une petite ferme dans la rue Merchez à Nibas. 

Adolphe CAUDRON est revenu lui aussi à Nibas. Blessé en août 1917 par éclats d’obus au bras gauche, Adolphe a fini la guerre entre hôpitaux et centres de convalescence. Il n’a jamais retrouvé l’usage de son bras souffrant définitivement d’une « impotence de la main gauche ». Il a repris l’exploitation de la ferme familiale dans la Grande-Rue avec l’aide de son épouse Hortense et de son fils Lucien, né en 1911.

Emile TOURON, le cousin de Marius, n’a pas été blessé pendant la guerre. En septembre 1917, avec son escadron du Train des équipages, il a rejoint l’Armée d’Orient sur le front de Salonique. Rapatrié et débarqué en France en mars 1919, Emile est revenu à Saint-Blimont dans la ferme familiale d’Offeux. Il y a retrouvé son épouse Mélanie et son fils Zéphirin, né en 1913. Une petite fille prénommée Léonie est venue compléter la famille. Mais si les balles et les obus l’ont épargné, Emile n’a jamais pu se débarrasser de la maladie contractée sur le front d’Orient, mal profond accompagné de « diarrhée habituelle et de douleurs abdominales ». Il s’est éteint le 4 février 1933 à l’âge de 47 ans.

UN PICARD AU PANTHÉON

En 1982, le recueil de nouvelles « Eune Flopèe d’mintiries » (Une multitude de mensonges), écrites « in picard éd Nibos (en picard de Nibas) a été publié par un auteur cachant son identité derrière le pseudonyme de Val’ry ch’Bédeu. 

Robert TOURON, le prêtre-poète, levait sans ambiguïté le voile sur son identité dès l’avant-propos en dédiant cette œuvre à son père :  J’veux rmette in mémouère él souvnir éd min père Marius TOURON qu’il étouot si amateux d’écrire dins no patouos d’Nibos, pis qu’il y est né, i y o justé chint ans, l’quatorze éd mars dix-huit chint quatré-vingt deux. » (Je veux évoquer le souvenir de mon père, Marius TOURON, qui aimait tellement écrire dans notre patois de Nibas puisqu’il y est né, il y a juste cent ans, le 14 mars 1882).

Robert TOURON, le fils d’chu poète-querron éd Nibos (le fils du poète-charron de Nibas), était devenu lui aussi un fervent défenseur de la langue picarde.

Une rue de Nibas porte aujourd’hui le nom de Marius TOURON.

Une liste de 560 écrivains « Morts pour la France » a été établie par l’association des Ecrivains combattants fondée en 1919 par des survivants de la Grande Guerre. Leurs noms ont été gravés sur la plaque commémorative « Aux écrivains morts pour la France » du Panthéon à Paris. Y figurent par exemple ceux d’Alain FOURNIER, de Guillaume APOLLINAIRE ou de Charles PEGUY. Le nom de Marius TOURON, le charron poète picard de Nibas , n’a pas été oublié.

France DEVISMES et Xavier BECQUET

Maison natale de Marius TOURON à Nibas

Merci à Claude COMPERE, Thierry SELLIER et à Alain ROCQUES pour leur contribution.

Traduction libre du texte de Marius TOURON par Xavier Becquet

« Monsieur le Ministre

Est-ce vrai, Monsieur le Ministre ? Il paraît que binetôt, les paysans comme nous n’auront plus le droit de parler en patois. Il faudrait que tout le monde s’apprenne à jargonner comme tous ces « merdeux de Parigots » qui viennent l’été faire le bazar dans nos pays. Ils piaillent dans nos cours comme des moineaux sur un tas de fumier et ne savent même pas reconnaître un canard d’un coq ou un veau d’un cheval.

Vouloir nous faire parler comme les Parisiens, c’est nous obliger à mettre des gants en peau de chamois pour manier la charrue ou des souliers vernis pour piétiner dans les bouses. Nous n’en voulons pas.

Du reste, nous avons remarqué que nos enfants, quand ils reviennent de pension de la ville, savent discuter comme des avocats et que pour cette raison ils se prennent pour des petits pachas ; ils ne veulent plus aller dans nos étables à vaches de peur de salir leurs belles chaussures et refusent de toucher une botte de foin de peur de se piquer les doigts.

Voyez, Monsieur le Ministre, des beaux parleurs nous en avons déjà suffisamment en France. Ce qu’il faudrait surtout ce sont des gars qui seraient moins bavards et qui ne rechigneraient pas à travailler. Ce sont des bras qui manquent, « tonnerre des os » ! Ce ne sont pas des paroles. »

Publié par

Laisser un commentaire